Spring Garden Music

Jack Wright a joué en Roughhousing, au Pied Nu Festival au Havre, le 15 mars, 2019. Voici l'annonce pour le concert:

"Ce n'est évidemment pas par népotisme que Jack Wright est si souvent invité à PiedNu! Véritable légende de l'underground, ce saxophoniste américain de 76 ans, qui a récemment écrit un livre sur l'histoire et la théorie des musiques improvisées, demeure avant tout un passeur intergénérationnel susceptible de côtoyer les pionniers de l'avant-garde comme les plus jeunes innovateurs. Il jouera cette fois en compagnie du guitariste Zach Darrup et du contrebassiste Evan Lipson, deux instrumentistes parfaitement décomplexés dont on peut être sûr, à défaut d'anticiper le contenu de leurs échanges, qu'ils sauront nous mener bien loin des sentiers battus."

""Roughhousing" désigne une mère qui dit à ses enfants "Allez dehors avec ça ! " quand ils deviennent terribles à la maison. C'est le nom parfait pour ces improvisateurs transcendants, des vétérans endurcis de la scène d'improvisation libre américaine. Une croyance féroce en la puissance de leur art. Ensemble, le trio évoque des expériences alchimiques sans faille qui exigent une écoute profonde du moment. Surprise musicale, Texture sont les maitres mots de ce trio. Comme le dit Wright, âgé de 76 ans, dans son livre paru récemment, The Free Musics, "l'improvisation libre" est exposée, ainsi que la forme dont ils ne connaissent rien jusqu'à ce qu'il soit rendu à l'auditeur."

interview-l'improjazz 2004 par Noel Tachet

biographie

une ecriture--jouer sur le marche

autres essais traduits

 

Ecoutez une interview a Taran's Jazz Hour avec Noel Tachet concernant Jack Wright

"Le saxophone de Jack Wright est une voix forte, libre et indépendante. Depuis plus de trente-cinq ans ce musicien américain (qui vit aujourd'hui en Pennsylvanie) n'a eu de cesse de parcourir le pays pour jouer une musique libre et sans concession. A l'instar d'un Jack Kerouac, ce Jack ci est épris d'indépendance, de voyages, de rencontres artistiques d’un jour. Il dit simplement: «le sentiment de liberté que l'on éprouve à faire exactement ce que l'on souhaite n'a pas d'égal ». Aussi son enthousiasme et son énergie, son sens du partage sont restés intacts malgré la quasi-clandestinité dans laquelle il a fait évoluer son travail musical. Aujourd'hui, sa création se trouve, sans conteste, sur la ligne des avancées les plus contemporaines dans le domaine de l'improvisation".--Michel Doneda

Tournèes en France: Mars 2005 avec Michel Doneda et Tatsuya Nakatani: Poitiers, Brest, Guerande, Le Havre, Lille, Metz, Strasbourg, Paris

April-May 2006: Strasbourg, Cherbourg, Evreux, Paris, Le Havre, Toulouse, Marseille

Avril 2007 avec Carol Genetti et Jon Mueller: Rennes; Caen, Le Havre, Paris. Duo avec Carol Genetti: Strasbourg, Lyons, Bourg en Bresse, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Paris, Rambouillet

Sept. 2008: avec Guillaume Viltard and Grundik Kasyansky: Le Havre, Rennes, Saint-Cast-le-Guildo, Saint-Germain d'Ectot, Paris

Oct: 2014: solo à Lille, avec Guillaume Garaud au Havre; avec Pascal Battus, Claude Parle, Nusch Werchowska, Ugo Boscain à Paris

Sept. 2017: avec guitarist Zach Darrup: Lille, Le Havre, Paris, Rouen, et Rennes (concert avec Nusch et workshop (le Pont Superieur)

Un peu de la vie de Jack Wright en tant que musicien..

Au cours des quarante dernières années Jack wright a été un saxophonist audacieux, aussi bien qu'une personnalité musicale influente. En tournée ou organiser la prochaine, il a joué dans pratiquement chaque lieu disponible pour la musique improvisée expérimental aux USA. De plus, il a joué en Europe extensivement dans les années 80 et a commencé dans 2002 à faire des tournées encore de façon régulière en Europe; de 2002-2008 il était la plupart du temps basé à Paris. Il a tourné aux Etats-Unis avec les musiciens français Pascal Battus et aussi avec Olivier Toulemond et Agnes Palier, et a aidé plusieurs autres à organiser des tournées.

En 1982 Wright a debuté Spring Garden Music comme véhicule pour organiser une communauté informale de musique, et comme label sur lequel lui et ses partenaires enregistrent. En tant qu'explorateur musical, sa musique parcourt des changements radicaux du style et de l'approche d'un an et d'un partenaire au prochain, pourtant toujours de façon ou d'autre identifiable en tant que ses propres. De nos jours la plupart du temps il joue des alto et soprano saxophone, dans chaque direction possible, parfois à peine reconnaissable en tant que ces instruments. Il habite dans Easton Pennsylvanie, qui lui permet de permuter facilement à NYC et à Phila.   

Le Washington Post dit, "dans le monde raréfié et souterrain de l'improvisation libre expérimentale, saxophonist Jack Wright est le roi". Et une publication allemande, Bad Alchemy, a dit le suivant de son solo: "Wright ne fait pas la musique, il l'incarne, il la transforme avec un naiveté d'un autre ordre. Il se développe dans un fleuve de son, il fait partie du diaphragme par lequel l'hétérogène chuchote."

Jack a plus de soixante partenaires autour des USA et en Europe avec qui il joue des concerts et enregistre. Les années quand il etait le plus active en France ce sont : Michel Doneda,soprano sax; Agnes Palier, vocalist; Olivier Toutlemonde, percussion; Sebastien Cirotteau, trompette; Pascal Battus, guitare de table; Sharif Sehnaoui, guitare; Christine Abdenour, alto sax; Dan Warburton, violon; Stephane Rives, soprano sax; et Barre Philipps, double basse.

Wright a enregistré plus de 55 albums depuis 1982.

Pour un bio plus complet, des écritures, des fichiers sonores et la liste d'enregistrements visitez le page de bio en anglais   

jack wright--histoire d'un musicien, par Noel Tachet 

-- Improjazz jan. et feb. 2004 --

 

Le nom de Jack Wright ne fait pas partie de ceux qui reviennent le plus souvent quand on parle d'improvisation libre. A soixante ans il est pourtant un artiste à l'évolution troublante et complexe, aussi profondément personnel que reflétant son époque. L'entretien qui suit, illustré par des chroniques, retrace cette évolution.

Considéré par de nombreux improvisateurs américains de la jeune génération comme l'une des figures les plus importantes de la musique librement improvisée (sous-documentée, peu reconnue, obscure, mais plus importante peut-être en fin de compte que Zorn, Brötzmann, Parker ou Braxton de par l'étrangeté et  intégrité l'absolue de ses improvisations), Wright s'est consacré à l'improvisation libre depuis 1979. Il a fait des tournées aux Etats-Unis et en Europe et donné un très grand nombre de concerts en solo. Il a également joué très souvent avec de nouveaux partenaires.
Au travers d'une activité caractérisée par une absence totale de rigidité professionnelle, il développe une musicalité extrèmement étrange mais communicative. Sa profondeur émotionnelle rappelle la recherche incessante, la vulnérable intégrité de John Coltrane. Son esthétique, refusant toute habitude, toute avarice musicale, détruit par la création les frontières entre musique articulée et son pur.

John Berndt. Je voudrais commencer de manière détournée, en parlant de ta relation aux musiques ethniques. J'ai toujours été frappé par l'énorme influence qu'ont eu sur toi les enregistrements de collectage et le fait que cette influence se manifeste dans ton jeu d'une manière difficile à définir.

Jack Wright. C'est drôle que tu me demandes ça. L'autre jour le facteur est venu à la maison, je passais un de mes enregistrements et il m'a dit : "Je parie que vous êtes ethnomusicologue et que vous voyagez pour enregistrer les gens !". C'est comme ça que la musique improvisée peut sonner pour les non initiés.

Dans les années 80, quand j'ai commencé à m'intéresser aux musiques non occidentales, j'ai travaillé pour une station de radio de Philadelphie. C'étaient les sons les plus étranges, intrumentaux ou vocaux, qui m'attiraient ; surtout ceux de la vie du village. Je me sentais proche de ce qui baignait la musique ; souvent on entendait les insectes, les oiseaux, les enfants qui riaient, les gens certainement étonnés par le matériel d'enregistrement et l'ethnomusicologiste lui-même.

 C'était détendu et sans complication, un mode de relation à la musique et à la communauté plus attirant que celui de l'avant-garde occidentale, à l'intérieur de laquelle je me logeais d'une manière ambivalente ; je la trouvais et je la trouve toujours si pleine du sentiment de sa propre importance. J'étais peut-être séduit aussi par cette musicalité sans prétention parce qu'elle allait contre ma propre tendance à prendre tellement au sérieux ma propre musique.

L'influence se situe là, pas dans des sonorités particulières ou des idées musicales à emprunter ; ce village fragile m'est une soutien bien plus effectif qu'une école musicale ou que l'avant-garde. Ceux avec qui je joue, mes auditeurs, forment mon village. Nous savons que, plus que la plupart des gens, nous avons besoin de musique pour vivre, il nous faut la faire. Là est notre vulnérabilité, mais aussi ce qui nous lie ensemble à un niveau plus profond, au delà des dissensions.

J.B.  Quand tu as recommencé à jouer du saxophone au début des années 70, tu as fait quelques mois du jazz conventionnel, puis tu es passé au free et enfin tu t'es dégagé de toute influence identifiable dans le jazz. Quels ont été quelques-uns de tes point cruciaux, de tes influences quand ton jeu a quitté le territoire du jazz ? Etaient-ce des personnes, des enregistrements, ou encore des événements de ta vie qui t'ont fait aller vers l'étrangeté ?

J.W.  Quant à savoir si on est un musicien de jazz ou pas, il me semble dirais que c'est une question d'origines, de racines. A la différence de la plupart de mes partenaires, je dirais que j'en suis un, tout simplement à cause de mon histoire personnelle. Je n'ai jamais pensé que je déviais de la route dans laquelle je me suis engagé au milieu des années cinquante, quand je pensais que le jazz était mon but. Ça ne rend mon jeu ni meilleur ni pire et je ne chercherai jamais à prouver que le jazz vaut plus qu'une autre musique. Il se trouve que c'est ma tradition de musicien, j'y suis attaché, bien que la musique classique soit ma principale tradition d'écoute ; à laquelle d'autres sont venues s'ajouter. L'innovation culturelle ne renonce pas plus à la tradition qu'elle ne la sentimentalise ; au contraire elle se développe à partir d'elle. C'est ce que mes amis improvisateurs et moi-même nous faisons en créant des liens, en élaborant et transformant de nombreuse traditions y compris celle du jazz. Il n'est donc pas surprenant que j'écoute rarement ce qu'on appelle jazz contemporain. En général ça m'ennuie, ça me dégoûte même, comme si ceux qui se contentent de répéter la tradition la trahissaient en fait.

D'un autre côté, je dois avouer que mon jeu se situe en dehors des limites du jazz si on considére, que le jazz se distingue des autres musiques  par sa pulsation, sa mesure, etc.. C'est ce qu'on fait habituellement, et c'est ainsi qu'opérent les catégories savantes. Cela peut souvent offrir des images et des informations utiles, même si en fin de compte cette approche est sans utilité pour la création. Ce que vous, moi, et d'autres amis fabriquent, excède en grande partie toute catégorie historiquement définie. Ses caractéristiques ne peuvent en être connues qu'après-coup, et nous sommes en train de créer un forme de musique dont la direction est aussi  inconnue que le fut celle du jazz. Certains musiciens, qui viennent du jazz comme moi, veulent défendre son inclusion dans la catégorie jazz, mais je pense que c'est un argument défensif, faible et mal orienté. Quand nous jouons de la musique nous sommes amoureux, à la recherche de notre amour, et il n'y a rien là à défendre.
 
Je vois trois périodes principales dans mon jeu, la première très libre dans sa forme, lyrique, gamine, pleine d'idées mélodiques, jazzy avec des centres tonaux variables. Une belle musique, légère, vitale, jeune qui représentait ma renaissance après une grande obscurité. J'étais influencé surtout par le premier Ornette et Dolphy, mêlés à des échelles musicales complexes venues du dernier Coltrane. Comme beaucoup de musiciens venus au jazz dans les années cinquante, j'adorais la vitesse ; j'étais exceptionnellement rapide, bien plus que maintenant ! Mais en 1980 j'ai rencontré Todd Whitman qui m'a fait rencontrer les sons rudes et durs des européens d'alors, Peter Brötzmann et Evan Parker, qui poussaient à libérer le son du saxophone. Je me suis senti agressé par ça, ma pince était faite pour plaire aux gens, pour être agréable. Mais cette musique crue que me présentait Whitman allait droit à mes émotions ; je savais que je devais ouvrir cette porte, c'était une sorte de perte d'innocence.

Ma musique est alors devenue plus extrême, exploratoire, et dans mes solos je sentais  s'exprimer la peur et la rage bien davantage que dans le jeu du petit garçon qui faisait du bop en prenant des libertés. Pourtant je  me sentais toujours obligé de démontrer que je savais "jouer", que j'avais les doigts déliés. J'allais vers l'ailleurs mais j'étais retenu par un désir de garantie, je me protégeais de l'ombre d'un critique de jazz interne en quelque sorte. Et quand je jouais avec d'autres, surtout avec des batteurs de jazz, je ne pouvais pas m'empêcher de me brancher sur l'énergie du free, sa pulsation rapide. C'est comme un train en marche, si vous ne le prenez pas vous vous sentez rester sur place, péniblement. Ça rend la musique dépendante d'une certaine définition de l'énergie ; frénétique, puissante, et  on se sent perdu quand cette énergie est absente. A mon avis, c'était et c'est toujours une manière d'attirer l'attention, comme quand on ne laisse s'installer aucun ralentissement ni aucune pause dans une conversation en craignant que l'autre ne s'occupe plus de vous.

Peu de temps après mon déménagement de Philadelphie à Boulder j'ai vécu une sorte de dégoût de moi-même, l'envie de me retirer du monde de la musique et surtout de cesser de me promouvoir  moi-même. Je ne trouvais plus rien de nouveau dans mon jeu et je suis retourné étudier les gammes. A l'époque il y avait peu d'occasions de jouer, à part dans le secteur de la Baie de San Francisco, j'ai pourtant continué à venir dans l'Est, et je vous ai rencontré Baltimore et toi. Ton enthousiasme pour ma musique, John, m'a vraiment réveillé, je ne comprenais pas pourquoi tu ne pensais pas que j'étais un has-been ni même pourquoi ça t'importait !
Je cherchais à quitter mes vieilles habitudes quand j'ai entendu Bhob Rainey jouer, en 98.

C'était une approche complétement différente, lente, parfois presque inaudible, un autre type de tension et d'énergie musicale. Depuis, son influence a été aussi forte sur moi que celle de Todd Whitman en terme d'ouverture de nouvelles possibilités. J'ai appris à jouer à partir d'une base plus solide, à respirer différemment dans la musique, à prendre le temps. Ça m'a aussi donné l'occasion de me lier avec des musiciens qui n'avaient pas participé au free-jazz et ça a donc immensément accru la quantité de musiciens avec qui je pouvais jouer. Pourtant je dirais qu'il s'agit d'une addition plutôt qu'un remplacement dans ma musique, parce que ce que je trouve gênant c'est d'être bloqué dans une manière de faire, de se trouver dépendant d'elle à titre de besoin émotionnel ou de vérité esthétique. Je pourrais décrire mon esthétique comme requérant un espace toujours plus grand pour s'y mouvoir. Je trouve de petits trous qui se révèlent être de vrais amphithéâtres, mais je ne renie pas là d'où je viens parce que tout cela correspond au déploiement de la beauté qui n'est jamais terminé. C'est pourquoi je joue encore, parfois, avec une énergie free-jazz mais je me sens libre de la laisser tomber. C'est ce que le musicien de jazz appellerait ma "musique originelle", elle deviendrait fatigante si je la jouais dans le but de me donner un certificat de relation à la tradition.   

Quant au piano, j'ai commencé à jouer du piano à l'âge adulte et donc je savais que ma manière de l'aborder conditionnerait mon jeu. J'aimerais beaucoup être capable de jouer un morceau classique, mais si j'apprenais ça j'apprendrais aussi beaucoup de clichés et je voulais aller dans la direction opposée. J'adore le son du piano (c'était l'instrument de ma mère, elle en a joué quatre-vingt-dix ans) mais j'ai besoin de l'explorer en dehors des limitations du savoir-faire et de la validation culturelle – par exemple je ne sais pas terminer un morceau. Je commence par taper un peu partout, gêné de ne pas savoir quoi faire. Quand je joue du saxophone j'attends des gens qu'ils pensent que je sais jouer, que je contrôle mon instrument.  Pour moi c'est un problème d'empêcher le savoir de devenir un obstacle. Mais au piano je crains que les gens ne me comparent négativement à ceux qui savent jouer. Et quand je prends conscience de ça, je sens que je fais quelque chose de plus audacieux, qui constitue davantage une épreuve pour moi et pour les autres. Je ne joue du piano en publique, mais il y a des pièces enregistrées.


J.B.  Ce qui me frappe dans ta manière de jouer c'est que tu ne sembles pas avoir de "vocabulaire" défini, de trucs que tu utiliserait réguliérement, et pourtant ton jeu est instantanément reconnaissable. Quelle relation entretiens-tu avec les techniques étendues, et comment cela se combine-t-il dans ton entraînement et ton jeu ?

J.W.  Tu es tout à fait généreux de dire ça ! En fait je me débats souvent avec moi-même quand je m'entends sortir de mon bagage des trucs les uns après les autres à la recherche de quelque chose d'intéressant, surtout en solo, quand je ne peux pas rebondir sur l'influx venu des autres. Et puis je m'éveille dans le pur plaisir de jouer, le "Comment ça se fait que je joue ça ?". C'est plus fort que l'orgueil, qu'essayer d'impressionner les gens, de cacher ma vulnérabilité sous une demonstration supposée convaincante, mais à laquelle, heureusement, je ne crois pas tout à fait. Pour tous ces jeux idiots et quotidiens d'un esprit qui travaille j'ai passé un contrat d'honnêteté avec moi-même. C'est une île de sûreté en dehors des histoires d'ego, un endroit où je sais suivre des règles dont j'aime la rigueur et les résultats. Peu importe l'humilité à quoi ça oblige, tôt ou tard ça ne peut que me faire pénétrer plus profondément dans le travail de la création ; en fait, l'humilité est inséparable du travail.

Ce qui m'étonne quand je réécoute un solo que j'aime, ce sont les changements rapides qui se produisent à l'intérieur d'un flux d'idées qui les articule. Je ne sais pas d'où elles viennent, mais souvent les idées musicales se bousculent, comme pour attirer mon attention. Un son commence à émerger, on dirait par hasard, alors je dresse l'oreille, je me dédouble quasiment et graduellement se dégage, parfois brutalement, le thème dominant. Je sens une continuité, sans que le morceau possède pourtant de concept ni de thème unificateur ; c'est de la mélodie, mais ça ne se répéte pas et ça ne se garantit pas non plus par des variations conscientes.

Pour répondre à la seconde question, ma manière de travailler à la maison a changé ; je joue des sons longs, comme on dit aux débutants de le faire. Je m'entraîne aussi aux sons multiphoniques, ce que je n'avais jamais fait auparavant. Mais je joue surtout des gammes parce que j'adore l'intrication des figures, la complexité qu'on peut garder en tête. C'est très différent de " jouer, tout simplement ", je le fais très peu quand je m'entraîne. En général j'aime m'exercer en me concentrant, ce travail a une valeur en soi. Il fait partie de ma vie privée, c'est de la musique, différente de celle que je fais en public. Mais c'est un point de vue difficile, je ne m'y tiens pas toujours parce que l'entraînement sert aussi à garder les lèvres en bonne forme et qu'on se laisse aller sous la pression des concerts à lui donner un rôle simplement fonctionnel.

En ce qui concerne les techniques étendues, j'ai eu tendance à les éviter jusqu'à ce que je leur trouve un usage musical. Par exemple, tant que j'ai joué avec l'énergie, le drive, pour objectif, je ne leur voyais aucune utilité. Maintenant ce ne sont plus des gadgets, ils font sens de par le contexte musical. C'est en phase avec ce que je vois autour de moi aujourd'hui. Dans les premières décades de l'improvisation libre, quand les nouvelles techniques étaient la marque d'une approche renouvelée des instruments traditionnels, on les considérait comme de nouvelles normes. Il me semble que maintenant. chaque technique tend à se soumettre à la direction  générale de la musique et que leurs feux d'artifices ne rapportent plus de certificat de maîtrise aux instrumentistes. Bien sûr, il y a des gens que  la respiration circulaire impressionne, on entend des choses du genre "Regarde, il respire pas !", mais on sait qu'on n'est pas là pour impressionner les gens, bien plutôt pour ouvrir musicalement notre cœur. Il me semble que cette ouverture nécessite la plus démesurée variété de sons que l'on puisse imaginer faire sortir d'un corps et d'un instrument.

John Berndt.  Peux-tu dire quelques mots sur la manière dont l'aspect emotionnel de ta musique est en relation avec l'échec du mouvement révolutionnaire de la fin des années soixante, ainsi qu'avec d'autres événements de ta vie… à quoi cette transformation a-t-elle ressemblé, et où t'a-t-elle mené ensuite ?

Jack Wright. Dans les années soixante j'étais à l'université, professeur et chercheur en histoire européenne. [J'enseignais à New York et Philadelphie l'histoire ancienne et médiévale. Je m'intéressais aux périodes anciennes parce que je me sentais à l'écart du monde moderne.]

Peu à peu je me suis rapproché des groupes révolutionnaires marxistes. On pourrait dire que je me suis moi-même mis à la porte de la classe moyenne, et je me suis consacré au renversement de la société existante, ce qui paraissait à l'époque un rêve logique, compte tenu de la situation et des limites de nos capacités de reflexion. A la suite de l'énorme déception de ce rêve, il fallait qu'une autre révolution, intérieure cette fois, ait lieu en moi. Le résultat c'est que je n'ai pas jamais pu, parfois en dépit de moi-même, traiter ma musique sur le mode de la carrière personnelle sans souffrir, en retour, de l'impression de me trahir moi-même. Je ne voulais pas laisser tomber les illusions de l'avant-garde politique pour endosser celles de l'Artiste, derrière lui je voyais se profiler l'approbation sociale.

Au travers de ça j'ai commencé à tracer les limites d'une carrière artistique à l'écart du système social de récompense, d'une manière qui fasse sens pour moi : sortir du rôle de l'outsider sans me joindre à la course au succés, en surmontant l'opposition rebelle/conformiste qui m'a accompagné trente ans. Ce changement m'a conduit à tenter de contacter des musiciens professionnels comme je l'avais fait briévement et sans succés vingt ans auparavant, mais il ne m'a pas pour autant donné le désir de gagner ma vie par la musique. Quand j'ai décidé de me consacrer à la musique, je me satisfaisais tout à fait de gagner ma vie en dehors d'elle, de maintenir mon existence physique grâce à une autre part de mon être. Puisque je ne voulais pas être un Artiste, il n'était pas question de devenir un entrepreneur de musique ! Je ne nourrissais pas le rêve de vivre de ma musique, mon rêve était de vivre pour la musique, je le vivais et je le vis toujours. C'est pourquoi, bien que je joue pour de l'argent, je ne suis pas un professionnel au sens financier. Je ne mène pas une "carrière dans la musique" mais une carrière musicale, dans le sens d'une énergie rassemblée, d'une conscience réfléchie, d'un développement et de changements dans ma musique et mes relations avec les autres musiciens. J'évite de faire des choses pour des raisons de business, qu'il s'agisse de choisir les lieux où jouer, des manières d'augmenter ma "surface médiatique", ou le choix des gens avec qui jouer. Si j'enregistre davantage depuis quelques temps, ça n'a rien à voir avec les ventes, c'est que je trouve dans le studio un environnement plus favorable maintenant à mon développement musical que ce n'était le cas dans le passé. Plus réaliste financiérement, aussi, en m'enregistrant moi-même.

Ça sonne très idéaliste et prétentieux, mais ce n'est pas du tout le cas. Je réalise que le désir d'un succés artistique reconnu fait vraiment partie de mon caractère, et que parfois il me submerge. Une voix insiste en moi pour que je parvienne à être désigné comme le plus grand des saxophonistes, sans parler du reste. J'aimerais, dans mes fantasmes, réprimander mes rivaux, être finalement rétabli dans mes droits aux yeux du monde. Je dois m'en défendre pour dégager en moi un espace dans lequel je puisse apprécier ceux qui ne font pas partie de mon cercle ; d'une manière très irréaliste, les gens qui refusent de jouer avec moi sont d'une certaine manière mes ennemis. Ce côté sombre est  vraiment une gêne, c'est très ennuyeux, mais si je le passe sous silence, mon approche de la musique ne peut pas se comprendre.

Ma musique a partie liée avec la confiance extrême que j'éprouve en mes capacités musicales, en mon destin ; c'est une sécurité intérieure solide comme un roc, que depuis mon enfance j'ai toujours considérée comme acquise. Cette confiance s'oppose à ce que je mesure réellement l'intérêt des autres pour ma musique. Cette contradiction apparente a créé une puissance émotionnelle si forte que tout effort pour entrer en concurrence avec les autres, même le simple soupçon d'une comparaison déchaîne chez moi amertume, sentiments d'opposition,  jalousie, ragots malveillants et désespoir.

[Je parle là de ma propre amertume envers ceux auxquels le monde musical a réservé  davantage de succés ; c'est un manque de sécurité personnel, du fait que je ne suis pas valorisé autant que d'autres. On oublie que les musiciens sont comme tout le monde – ils  essayent d'attirer l'attention sur eux, parfois ils poignardent dans le dos, ils choisissent leurs partenaires en fonction de leur carrière, ils sont hypersensibles à la critique, etc… ]
 A l'évidence les rejets me touchent j'en suis blessé comme si je n'avais aucune confiance en mes capacités. A un certain niveau je ne peux pas m'imaginer que les autres n'ont pas le même enthousiasme pour ma musique que moi-même, ce qui pourrait bien être un suprême égoïsme.

Ce serait écrasant pour moi si je n'y voyais aussi le refus de m'incliner devant l'idée que la musique est une chose privée et subjective qu'on place sur le marché. Si cela était elle n'établirait entre nous que des liens de consommation, et la musique déborde tout ça. Je sais qu'il est possible par habileté commerciale de créer un public, mais je ne veux pas de ce genre de public. Ma foi en ma musique, en elle-même, n'a pas besoin que des gens me choisissent parmi d'autres, ce qui est un choix de type consumériste, elle a besoin d'ouvrir des auditeurs aux profondeurs d'un sentiment musical que je partage avec eux et d'autres musiciens. Le jeu commercial ne laisse passer qu'une personne à la fois. Je pense que ça pourrait m'arriver si j'y travaillais, si je créais l'image voulue, si je jouais avec les gens qu'il faut. On peut dire que je suis trop fier pour ça. Ce serait une offense à la collectivité que je forme avec mes partenaires, qui n'est en aucun cas un groupe restreint ou fermé ; il me faudrait choisir lesquels prendre avec moi, et un vieux communiste/anarchiste comme moi ne veut pas de ça. Il me semble que la forme musicale même de l'improvisation libre implique une collectivité hors commerce. C'est peut-être là qu'on trouve une continuité avec mon passé politique, quelque chose qui soit plus qu'une simple relégation dans l'underground.

Si je ne m'engage pas dans des jeux sordides pour dépasser le voisin, c'est en dernière analyse parce que tout simplement cela détruit mon plaisir de jouer. Au moindre signe de stagnation au bas des courbes de vente je serais coincé, honteux de ma minuscule discographie et de l'absence de partenaires célèbres, jaloux de ceux qui montent. Et puis je me souviens : "Ah, oui, pas la peine d'entrer dans la course", et toute la confiance que j'éprouve naturellement dans mon jeu me revient en tant que force et non plus comme une malédiction. Arrive par là dessus le réalisme, la discrimination objective qui me fait voir que tous, professionnels ou non, nous sommes amoureux de la musique, bien qu'occupés par nos tours à masquer et rendre confus cet amour.  Ma musique grandit grâce à cet amour et à la discipline artistique, par la confiance et le bonheur irrépressible d'être là où je suis, et non par des efforts pour m'infiltrer dans la représentation, ni par le désespoir de me trouver si petit à l'échelle des choses.

En égard à la forme de ma musique en elle-même, ma musique des années quatre-vingts était d'un abord durement assertif qui reflétait probablement à la fois mon combat contre le monde musical et ma déception de l'écroulement révolutionnaire. C'était : "Ne laissez pas filer ces salauds" ; c'était ma rage qui jouait. Je craignais de devenir mou, accommodant et doucereux avec l'âge.
Mais j'ai découvert que c'était un piège.

Dans les années quatre-vingts je sortais d'une période d'intense engagement politique, je voulais bâtir un monde différent, sortir des normes du comportement social, c'est pourquoi j'étais par principe opposé au fait de faire carrière. Sur d'autres plans, néanmoins, j'étais comme les autres musiciens, j'étais toujours face à la compétition dans la musique. Deux choses ont changé pour moi, alors. D'abord j'ai perçu l'amertume en moi et j'ai senti qu'il me fallait arrêter de me battre pour des engagements, et donc en 1989 j'ai tout lâché, j'ai cessé de faire la promotion de moi-même. C'était de toute manière un période de déclin général de l'improvisation aux Etats-Unis. J'ai versé tout mon énergie créative dans l'écriture et la peinture. Et puis à la fin des années quatre-vingt-dix, quand de très nombreux jeunes musiciens sont arrivés et ont donné une nouvelle vie à l'improvisation, je les ai accueillis et ils m'ont accueilli. Je sentais que c'étaient de nouveaux musiciens, qui faisaient des choses nouvelles, intéressantes ; et à ma propre surprise ils me respectaient comme musicien. Ça a énormément  changé mon attitude, maintenant je ne dirais plus que j'ai échoué comme musicien, même pas en ce qui concerne le fait de trouver des engagements payés. A soixante ans je peux exposer ma musique et mes idées sur elle, retourner jouer en Europe, faire des concerts avec des musiciens professionnels et ne pas craindre d'être un poids pour leur carrière. Le public ne me connaît pas mais les musiciens me connaissent et me respectent, c'est ce qui m'importe le plus. Et tout ça n'est pas arrivé parce que j'a essayé de me rendre important ou parce que j'a cru que ma musique était plus importante que celle de qui que ce soit d'autre. C'est l'atmosphère qui a changé, qui s'est ouverte.

Au cours des années quatre-vingt-dix, en écrivant et en étudiant j'ai travaillé à faire face à ce qui se passait en moi. J'en suis arrivé à une émotionnalité plus équilibrée, qui me permet une tendresse que j'aurais abhorrée pendant mes années free-jazz, et qui se rapproche parfois de mon innocence d'avant.

Je me souviens qu'une fois, vers 93, à Chicago, j'avais dit à Bob Marsh avec qui je jouais, que ce soir là je voulais éviter l'énergie torrentielle que je développais d'habitude. Mais une fois sur scène je n'ai pas pu m'en empêcher, j'ai explosé pour empêcher mon angoisse d'exploser. Après, j'étais en colère que mes émotions aient un tel pouvoir sur moi. Ça n'arrive plus. En gros on pourrait dire que ça correspond à la différence entre l'expression directe de l'émotion par une sorte de passage à l'acte et un jeu qui vient du centre même de la sensibilité. Il y a eu du changement en moi, des larmes versées, ça m'a donné le titre de mon Cd de 1992, THAW (dégel) , même si la transformation de l'intensité en une chose plus vaste était alors surtout à l'état de perspective. De plus, dans les dix dernières années mes deux parents sont morts ainsi que ma sœur que j'aimais beaucoup, et je me suis profondément engagé dans l'accompagnement de leur départ. Ce temps de faiblesse et de mort a eu un impact sur moi sans aucun doute, surtout parce qu'une grande solitude me donnait de quoi l'absorber. En vieillissant, j'ai vu que les changements de direction dans la musique devenaient plus "épais", comme un papier plié et replié. On s'habitue bizarrement à se sentir dans l'inconfort, maladroit encore une fois, engagé dans de nouvelles voies : "Comment cela pourrait-il être moi ?". Mais je mets à jour d'étranges correspondances, des messages que j'ai peut-être gribouillés des dizaines d'années auparavant. Par exemple, en 1980, en réponse à un questionnaire pour une organisation d'improvisation de New-York, j'avais écrit : " Nous voulons être libres pour quoi ?". C'était ma question lorsque j'étais engagé dans la révolution politique. Elle n'a pas de réponse, mais je la cherche toujours aujourd'hui, en jouant.

J.B.  Plus que n'importe quel musicien que je connaisse, vous semblez aimer, au moins après coup,  être mis en difficulté par des situations nouvelles. Y-a-t-il actuellement des tendances, dans votre musique ou dans le milieu de l'improvisation, que vous trouvez particulièrement stimulantes, qui vous opposent un défi ?

J.W. Pour moi la musique est avant tout un flux, l'expérience de la sensation, et la sensation est fragile en comparaison de ce que, culturellement, nous décrétons solide. C'est à dire que la sensation c'est du présent, ce n'est pas une abstraction, ça ne peut pas mentir si nous sommes en elle. La sensation est incapable de se défendre, sa force ne réside que dans son être. Elle est libre, on ne peut pas contenir, arrêter ou provoquer une sensation. Le mot "sentiment", à l'opposé, désigne peut-être la trahison de la sensation parce qu'il implique le désir de capturer le senti, de le rendre solide, responsable, au lieu de faire l'expérience du moment. Ce que je fais de mieux, surtout en solo, c'est de pénétrer dans un espace où je ne combats plus mes sensations, où je n'essaye plus d'avoir l'air fort, d'impressionner, où je réalise que je ne peux pas éliminer les risques. C'est pour ça que je ne veux pas que les gens viennent à un concert assurés d'entendre un grande musique ; je préférerais qu'ils viennent sans rien savoir, poussés par la curiosité. Je voudrais que la peur et la faiblesse deviennent si envahissants qu'il ne me reste que le choix de m'enfuir ou de me rendre. On ne peut pas décider ça d'avance, il faut le décider à chaque fois, il faut sentir comment la connaissance claire de notre mort nous fait connaître la vie. Dans ces conditions, ma reddition me donne l'évasive puissance de ne pas savoir ce que je devrais faire pour me défendre, elle me donne la bêtise d'essayer.

Il y a vingt ans je pensais que mon public se monterait en moyenne à six ou huit personnes, et j'en étais malheureux, plein de colère, je me sentais trahi, ou bien je pensais que, plus tard, je serais réhabilité. Plus tard c'est maintenant, et le public est toujours à peu près de la même taille, mais je m'en contente, sans envisager de changement ni en rechercher. D'une certaine manière j'ai réalisé que j'avais tout ce dont j'avais besoin – des tas de partenaires intéressants, ma liberté de mouvement, et des lieux où on m'accueille volontiers (même si on ne me paie pas toujours !) - pour jouer. Il n'y a rien d'héroïque là dedans, j'accepte la situation  présente sans me plaindre, j'improvise avec ce qui est là. Davantage de public ? Très bien, je sortirai davantage de chaises. Mais ça ne m'aidera pas à trouver la source de la musique en moi quand je me sens perdu ou dégoûté. C'est pourquoi je suggére à mes partenaires qui s'imaginent sur les premiers degrés d'un chemin ascendant, ou bien à moi-même dans mes moments d'oubli, que nous avons tout ce qu'il nous faut ici et maintenant pour parvenir à ce que la musique a de plus haut. L'improvisation se dispense de préliminaires, il faut se tenir à ça. Exactement comme le groupe d'artistes qui nous a précédés a du se dispenser des honneurs réservés aux chefs-d'œuvres, nous devons laisser tomber notre goût de la reconnaissance, notre recherche d'une place au soleil, ou, du moins, traiter séparement ces besoins. Difficile, au delà des paroles, de rester dans le sillon de l'amour de la musique, pourtant notre musique nous donne exclusivement droit à davantage d'une plus riche musique, il ne faut pas mépriser ce don. Faisons ce pour quoi nous sommes là : jouer pour le délice de nos sens, pour une beauté en expansion que nous partageons avec ceux qui ont des oreilles pour l'entendre.

 


 

Jouer sur le marché--2008


Je suis tombé il y a quelques temps sur un texte écrit vingt ans plus tôt, sa lecture m’a secoué. J’y écrivais que l’intérêt pour la musique me venait du besoin et du désir de rendre la mienne accessible aux autres en jouant pour eux. J’étais plein de mépris pour ceux qui négligeaient l’amour de la musique au bénéfice du succès commercial. Loin de poursuivre ce rêve, je me vois maintenant tellement empêtré dans les moyens que leur finalité en devient confuse. L’amoureux, le créateur de musique ont cédé la place à une carrière conventionnelle de musicien, jalonnée de formulaires en nombre infini – que quelqu’un me dise où se niche l’aventure musicale là-dedans !

A la fin des années 90 le monde minuscule de l’improvisation s’est soudainement développé, ici aux etats-unis, résurgence inattendue à la suite de son déclin de la fin des années 80. Par la grâce d’Internet, et d’une nouvelle génération de joueurs, grâce aussi à la diversification du marché en niches qui s’est opérée pendant les années 90, les improvisateurs se sont vus attribuer leur lopin de musique, comme les grands du jazz et de la pop. Naguère ignorée comme un intrus, un mal élevé, et gratifiée maintenant d’une bénédiction discrète, l’improvisation se trouve légitimée en tant que musique. Le marginal est invité, il passe à table et bâfre avec les autres ; tout du moins il ramasse les miettes. L’obscurité, la protectrice de ceux qui négligeaient la croissance de leurs ventes et du nombre des spectateurs dans les salles, ne recouvre plus qu’une étiquette très prisée d’outsider.

La musique improvisée repose en très grande part sur une communauté de joueurs qui s’est agrandie, de nouveaux lieux sont apparus grâce à des gens qui manifestent à la fois un enthousiasme réel pour cette musique et leur envie de faire une carrière. Le désir de rencontrer le succès, de recevoir finalement célébrité et argent, est aussi normal pour quelqu’un de jeune que le fait d’éviter une carrière est un signe de paresse et de perversité. A mesure que le marché s’étend, les carrières se développent ; existe-t-il aujourd’hui un joueur, même jeune et inconnu qui ne puisse pas, avec un minimum de travail et de contacts, faire une tournée sur la côte est et le Midwest et même en revenir avec un peu d’argent de poche?

Les cds qui sortent noient un marché en récession, et l’optimisme est pourtant si fort que très peu parmi ces jeunes musiciens s’inquiètent de leurs ventes à zéro. Publics et musiciens s’ouvrent à ce qui autrefois ne parvenait même pas au statut d’underground. Un public se bâtit qui ne s’intéresse pas à une Avant-garde sanctuarisée comme culture du passé (les musées des années 80 avaient commencé ce processus) mais qui est désireux de se trouver confronté à des choses qu’une culture plus généraliste ne connaît pas, faute de les avoir expérimentées. Que ce public soit minuscule fait partie de son pouvoir d’attraction, et personne ne peut dire ce qu’il deviendra. C’est une position heureuse et positive ; mille fleurs et mille ambitions s’épanouissant sans limite visible — voilà la période que nous vivons.

On ne peut ignorer, pourtant, le tournant qui s’est opéré dans le rapport de cette musique au marché. La culture se transforme constamment en capital : il n’y a pas d’exception à cette loi (quel que soit le niveau de ce capital). Si on en reste à un niveau strictement musical, l’improvisation est un « jeu infini » (j’emprunte ce concept à James P. Carse), dans lequel le but est de faire que le jeu se poursuive, et non de fabriquer des gagnants et des perdants. C’est en général ce qui a attiré de jeunes musiciens et des publics vers cette musique, une part de son pouvoir d’attirance transgressive. D’un autre côté, le marché est la modalité dominante de jeu fini sur la planète. Il ne semble transparent que parce qu’il est en expansion et qu’il offre à tous un terrain de jeu sans limite. Le marché est vorace, rien n’est autorisé à exister en dehors de lui, et tout art peut être jugé à l’aune de son degré d’acceptation par le public, c’est à dire plus simplement au niveau du prix indiqué sur l’étiquette (incidemment c’est le rêve des conservateurs comme des libéraux enthousiasmés par le marché, spectre politique hors duquel peu se tiennent actuellement). L’état social dans lequel nous sommes englués rend difficile de jouer pour les autres sans devenir une manifestation du marché : quel que soit votre désir effectif, vous êtes présumé être une star ou vouloir en devenir une.

La musique improvisée était un appendice négligeable du jazz, elle est devenue un genre artistique à part entière, à ranger dans la rubrique « avant-garde », quelque chose qu’il faut prendre au sérieux, et sur quoi les catégories du marché ont prise. Difficile dès lors pour nous, joueurs, d’avoir un jugement sur ce que nous faisons, exception faite des gains à en attendre. Difficile de poser un regard sur ce qui nous atteint réellement au plus intime. Notre relation aux auditeurs tend à se trouver médiatisée par des catégories esthétiques, comme si nous tentions de créer un objet pour une niche spécialisée du marché. Se produit alors une confusion entre nos besoins et ceux des autres, car il est assez facile de discerner ce qui sonne bien ou ce qui fait bien en fonction de standards établis collectivement, surtout dans une petite coterie. Ça ne demande que la capacité de faire plaisir aux autres, comme nous avons appris à le faire depuis notre plus tendre enfance. L’effort pour définir et créer de la bonne musique, communiquer sa propre vision, avoir un impact positif sur un groupe — même en le dérangeant — tout ça tombe dans la catégorie de ce qui nous fait plaisir parce que ça plait aux autres. Réagir à des réponses positives et éviter l’échec : le marché ne s’occupe que de ça et crée du même coup une heureuse symbiose de consommateur et de producteur. On tolère que ça ne produise que peu de richesse à condition que la gloire personnelle et la réussite aux yeux des autres, que nous associons toujours à l’idée d’art, soient au bout du chemin.

La large avenue du Rêve Américain (empruntée par beaucoup de non américains) s’est enrichie du rêve d’être un artiste, la profession qui nous semble aujourd’hui la plus innocente, la plus proche de la réalisation d’un idéal. Qui ne désire pas avoir son show à lui ? ne meurt pas d’envie que les autres accordent une existence objective à des miettes de lui-mêmes ? qui n’aspire pas à « faire son truc », avoir son blog et son myspace bien à lui ? La souffrance liée à cette voie est valorisée, elle représente pourtant le sacrifice de son propre soi au bénéfice d’une image, fût-ce celle, si prisée, d’un qui se tient fièrement indépendant des réalités de ce monde.

On peut choisir, autre alternative, de créer à partir d’une tension interne, de reconnaître le doute, la faiblesse et l’erreur, de mettre au centre, sans évasion possible, le soi et ce qui le fait agir. Les autres ne pourront en avoir qu’un aperçu, et ça ne leur donnera jamais autant de plaisir, si même il y a plaisir. Reconnaître qu’on est un soi c’est désespérer d’en être un ; dangereuse entreprise de solitude et d’insécurité. L’expression intégrité artistique, qu’on utilise pour vendre des produits de l’art, renvoie en réalité à la plus profonde solitude possible du jugement, sans même les gains de l’autojustification ; c’est rarement une situation aimable. Elle dénie aux intérêts du marché — ceux qui aiment notre musique, nous invitent dans des festivals, nous bassinent de compliments, achètent ou pas nos disques — tout pouvoir sur ce que nous faisons. Elle signifie le partage de ce que nous créons, l’invitation, l’accueil des autres, sachant que la plupart chercheront sur nous la trace des étiquettes qui signent la valeur.

Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons, les options disponibles. Qu’ils en soient conscients ou pas, ceux qui dépassent la scène locale des amis et des soutiens plongent dans le marché. Les facteurs déterminants sont ici les modes, l’image, et les données de la performance — caractères ethniques, sexe, âge, nationalité, habileté de gestion et type de personnalité. Face au mariage à conclure entre le marché et une personne, la musique telle qu’elle est vraiment jouée n’a qu’une importance mineure : vilain secret que les organisateurs, marieurs de musiciens et de publics, ne peuvent pas révéler. Quant aux musiciens, une fois conscients de la compétition de chacun avec tous les autres pour se partager de rares concerts, ils sont sous pression et subordonnent la musique à leur effort pour augmenter son pouvoir d’attraction et élargir les rangs des consommateurs. On attend souvent de nous que nous choisissions ou rejetions des partenaires, que nous décidions des sorties de cds, etc… avec ces choses-là en tête : « Fais attention avec qui tu joues », « Ne joue pas pour les murs » nous dit-on. La musique est ainsi transformée en un produit dont nous devenons les entrepreneurs intégrés au business.

En ce qui me concerne, comme mon jeu s’est formé à partir d’engagements politiques dans les années soixante et soixante-dix, ce retournement m’a posé un dilemme. Il me semblait que le monde rendait plus facile ce que j’avais toujours voulu faire : partager ma musique avec d’autres qui faisaient la même chose. Comment aurais-je pu me tenir à part et rater cette résurgence de l’improvisation ? J’ai donc quitté mon trou obscur et je suis entré sur le marché avec site, bio complète, entretiens, enregistrements multiples, et chroniques, en m’engageant dans un travail de persuasion et de communication.

Le problème c’est que certains sont malaisés à apparier au marché. Je suis un mâle blanc vieillissant, qui n’a pas envie de tremper dans l’électronique ; je ne présente pas une image attractive. Mon statut de « légende » n’attire pas vers moi plus de gens ou d’organisateurs que dans le passé. Pour être considérée comme neuve, vraiment contemporaine, une expérience esthétique doit définir un territoire que des jeunes gens s’approprient. Les lieux de jeu cherchent à maximiser leur public tout autant que ceux du mainstream, et c’est l’image qui fait venir les gens, même dans une avant-garde qui se réclame d’une culture critique plus avancée. En manque de visibilité et de crédibilité, je dois donc devenir un super-entrepreneur qui dépense pour chaque engagement un temps bien plus important que par le passé — et beaucoup plus, bien sûr, que ceux qui correspondent au profil. Ceux-là sont souvent inconscients de la fonction du marché dans leur succès. Je ne les blâme pas ; quel musicien aimerait penser que sa musique seule ne suffit pas à ouvrir les portes devant lui ?

Je n’ai aucun regret d’avoir décidé de devenir musicien professionnel même si en pratique je ne peux m’en remettre qu’à ma propre critique et me trouve souvent dans le doute quant à la façon d’en gérer les conséquences. Je dois aller jusqu’au bout si je veux jouer pour les autres et avec les partenaires qui me stimulent le plus. La compétition pour les lieux et pour les partenaires est féroce, elle demande que je fasse des choses qui sont nuisibles à mon bien-être, y compris la fatigue psychique qui vient de l’hésitation à dire la vérité aux organisateurs et l’énergie perdue que je préférerais dépenser à me faire plaisir avec la musique.

En fait, la musique arrive souvent comme une arrière-pensée, une surprise, une récompense occasionnelle. Après tout, c’est l’entrepreneur en moi, pas le faiseur de musique, qui met en place les opportunités musicales, et marchande avec ceux qui donnent les autorisations de jouer. Mon propre esprit est assez sombrement compétitif pour s’exciter à ce jeu, il est prompt à se jeter sur des méchants imaginaires. Je me maudis alors doublement de me représenter à moi-même comme un pauvre petit personnage méprisé qui triomphe vaillamment à la fin, et de considérer les refus comme s’ils m’étaient personnellement destinés.

En fait, en termes conventionnels, j’ai été récompensé de mes efforts. Je suis invité de temps en temps, parfois on me paye pour jouer, et il y a des gens qui se déplacent pour m’entendre quand je joue seul. Malgré le pouvoir d’attraction supérieur des jeunes musiciens, j’ai pu garder le même niveau d’audience que dans les années 80. Pour quelqu’un qui ne s’est jamais préoccupé de vente de disques et n’a jamais désiré que l’attention d’une poignée de gens, l’objectif est atteint. Mais le principal bénéfice que je retire de mon travail, c’est de pouvoir jouer et tourner avec tous les musiciens dont je pense qu’ils peuvent stimuler mon développement de musicien. J’ai la liberté, comme peu de musiciens plus exposés, de jouer et d’enregistrer avec qui je désire, et seulement avec ceux là. Il a fallu, pour me mettre dans cette position, à la fois mes travaux d’entrepreneurs et l’intérêt que semblent trouver mes partenaires à jouer avec moi,

Contre l’esprit de division qui règne souvent dans la musique (et que j’ai souvent partagé), je ne vois personne à blâmer pour l’émergence de l’improvisation comme genre à part entière sur le marché — ni les autres musiciens, ni le monde, ni le capitalisme. Je ne me vois même pas moi-même comme un traître de m’être engagé dans une carrière musicale ; ça me surprend. Je ne vois aucune dichotomie entre ceux qui comblent sans effort les besoins du marché et ceux qui ne peuvent ou ne se soucient pas de le faire. Je ne valorise pas plus la musique des uns que celle des autres. Les stars légendaires ou actuelles de l’improvisation désirent communiquer leur musique tout juste autant que ceux qui ne jouent que pour une poignée d’auditeurs et n’ont jamais rédigé de bio ni bâti de calendrier de tournée. Nous jouons tous dans un espace public qui nous met en relation les uns avec les autres sans possibilité d’en sortir, et donc à un niveau ou un autre, faire plaisir aux autres nous fait plaisir.

Cette musique dépend du contexte, comme toutes les autres. On pourrait croire parfois que je mets en avant le mythe familier de l’individualisme artistique, le Soi Vs le Monde. Au contraire, je conçois le soi comme capable de voir clair dans le désir qu’a l’ego d’être rangé au dessus et à part du monde des autres, un désir que le marché exploite facilement. Au fond du soi ne se trouve pas un principe de séparation, la lutte contre les autres, mais une expérience de l’universalité qui prend la forme de ce que je n’hésiterai pas à appeler beauté. Nous ne créons pas la beauté, nous la recevons par notre vie dans le monde, nous travaillons avec elle, nous la partageons et la laissons naturellement passer au travers de nous et des autres. A mesure qu’une hiérarchisation plus élaborée se met en place dans le monde de l’improvisation et que la machinerie de la célébrité sépare, d’une manière de plus en plus prévisible et conventionnelle, ce qui a de la valeur et ce qu’on peut oublier, je voudrais espérer que nous nous rappelons les bases communes de notre intérêt pour le jeu : le goût de la beauté, pour nous-mêmes en tant qu’individus et que communauté d’improvisateurs. Je ne pense pas que nous devions désespérer de voir l’improvisation suivre un chemin commun à tous les genres. Nous n’en sommes pas encore là, même si une logique sociale est à l’œuvre, dont nous devrions être conscients.

--traduction Noël Tachet, edité par Improjazz, Jan 2008

--Autres essais traduits--

 

Pourqui je fais ce que je fais et pourquoi c'est une chose publique

Il y a bien des motivations pour jouer de la musique, certaines sont cachées, d’autres à visage découvert. Sorti d’un profond sommeil, je pourrais aussi bien dire que je joue pour ouvrir les cœurs, inséparablement le mien et celui des autres. En relisant j’ai envie de modifier, d’élaborer, ce que je viens d’écrire, je suis embarrassé et je m’attends à des incompréhensions. Je pourrais dire que ma motivation est esthétique, ça placerait la motivation dans le travail de l’esprit qui compare les hypothèses et fait du jeu une sorte de discussion autour de principes et d’idées sur ce que devrait être le contenu de la musique. Mais en fait je ne suis esthétiquement satisfait que lorsqu’une brèche a été faite dans le mur qui, habituellement, se trouve en moi et entre nous. Sans de tels murs la vie ne pourrait pas fonctionner, mais sans leur démolition il n’y aurait pas de développement du Soi. Ça s’appelle aussi amour, pas pour désigner un sentiment d’attachement personnel mais pour dire les buts les plus profonds et les plus originels que nous avons en commun. Nos choix de vie se font en disant (on peut l’espérer) : « C’est ça que j’aime faire », et notre vie élabore cet amour. Mais elle le manipule et le trahit également.
Entouré et encouragé par des éléments de rituel, apparaît alors pour moi (surtout en solo, quand on ne peut se reposer sur personne d’autre) l’opportunité d’une ouverture mutuelle. Mon travail, mon œuvre artistique, je ne le vois pas comme la présentation ou la représentation de ma musique, il s’agit plutôt d’ôter progressivement ce qui fait obstacle à une relation pleine. Pour ma part j’ai à dépasser ma propre anxiété, mes peurs de déplaire, mon embarras et la conscience que j’ai de moi, pour mettre à jour mon moi le plus profond et le plus riche — c’est à dire m’ouvrir. Quand je joue, que ce soit en concert ou pour un enregistrement, l’être unique que vous êtes est présent dans mon esprit, comme si vous étiez le monde entier. Vous êtes ce qui fait de mon jeu un acte public (votre nombre, petit ou grand n’y change rien). Je ne fais ce que je fais ni pour démontrer un principe quel qu’il soit ni pour gagner votre faveur mais pour suggérer par cette auto-ouverture un chemin vers la vacance du moi. Je pense que c’est ce qui se passe réellement entre nous. Si je suis capable moi-même de l’entrevoir, il devient possible de percevoir comment cet état qui semble si impossible et même destructeur à une conscience normale, peut devenir, sans qu’on s’y attende, si simple et si direct. Ce qui vous revient c’est ce que vous apportez ou pas, venir pour juger, être mis à l’épreuve, critiquer, applaudir, ou venir sans attentes, en liberté, pour rencontrer et trouver la musique comme un événement intérieur.


Jouer

L’improvisation en liberté ne peut être ni définie ni comprise comme une série de propositions positives ou un programme à promouvoir et défendre. Au cœur de l’improvisation se trouve un conflit essentiel.
D’un côté c’est le jeu pour lui-même, « On joue et c’est tout », une activité qui ne vise à créer aucun objet qu’on puisse juger, qui ne vise même pas à faire des musiciens. C’est cette spontanéité inconsciente qui attire ceux qui aiment se risquer et se développer hors de leur propre peau. Elle pousse à jouer sans jugement ni conclusion pendant un temps dont les limites ne peuvent être qu’arbitraires. Il est parfois difficile de décider l’arrêt du jeu, puisque les frontières ne sont que temporaires, et qu’il est inhérent à la spontanéité de transgresser les limites. On pourrait parler ici également des limites entre le son, le mouvement et la parole : tout peut être mis dans le jeu. Dans toute musique il y a de la spontanéité au moment de jouer mais l’improvisation en liberté la met au centre, comme condition sine qua non

Jouer avec les limites plutôt qu’à l’intérieur d’elles, c’est le défi que lancent ces musiques à notre culture du produit qui réclame de la prévisibilité pour fonctionner, et où l’innovation même doit être prévisible. C’est ce qui rend le jeu en liberté si difficile à catégoriser, assimiler, mettre sur le marché, reproduire ou enseigner. Quel que soit son genre, une musique peut être enregistrée, copiée, emballée, etc…et garder sa signification musicale, alors qu’ici le jeu existe avant que les joueurs, ou qui que ce soit, puissent le reconnaître comme musique.

Ceux qui jouent ainsi ne sont pas des musiciens cherchant à remplir une fonction par leur jeu. Ils se mettent en relation les uns avec les autres plus en tant que personnes qu’en tant que musiciens. Certains ont peut-être appris le rôle de musicien, ils l’ont endossé dans leur vie avec beaucoup de sérieux, sans même y reconnaître un rôle, mais au moment de jouer librement ils laissent tout ça de côté. Un rôle c’est un masque fait pour impressionner les autres, nous en utilisons tous à divers degrés, avec plus ou moins de succès, pour faire partie de la société et recueillir les fruits de notre action. Nous jouons notre partie pour ceux qui jouent le même que nous, comme pour les autres. Les musiciens qui suivent ce principe s’appellent eux-mêmes des performers (« exécutants »), ils suivent un scénario que les non-joueurs doivent pouvoir reconnaître. Mais dans le jeu en liberté il n’y a pas de scénario et on ne sait littéralement pas ce qui va arriver. On ne peut pas prédire quel style ou quelle forme le jeu prendra ni promettre qu’il ressemblera à une chose déjà jouée, même si il y a peu de variation. Ce qu’un musicien a travaillé pour faire un certain type de musique peut se révéler complètement inapproprié à une situation de jeu en liberté par comparaison avec un joueur qui recherche l’inattendu. Les joueurs en liberté ne peuvent donc pas être classés en fonction de l’entraînement musical qu’ils ont reçu, du fait qu’ils savent jouer vite ou avec efficacité, même pas selon leur degré de maîtrise d’un certain vocabulaire. On peut même se demander si, en tant que joueurs en liberté il est possible de les considérer comme réussissant ou pas, puisqu’il n’y a ici ni gagnants ni perdants.

Le jeu en liberté se définit davantage par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est. On ne peut parler de forme que pour ce qui est définissable, il ne prend donc pas place dans le catalogue des genres et des formes musicales. Il se situe moins au dessus ou en dessous de la réalisation de la forme qu’à côté d’elle et ne la cherche, pourrait-on dire, que pour la dissoudre. Comme il ne s’agit pas de succès ou d’échec dans la reproduction d’une forme donnée par l’extérieur, on ne peut pas s’entraîner, répéter. On ne peut pas le mettre au point, il est en dehors du type de jugement qui, en jazz, fait dire qu’un batteur ne garde pas le tempo. L’enregistrer n’est pas indispensable ; certains soutiennent même qu’on ne peut pas puisque l’enregistrement du jeu n’est pas le jeu. Quand on joue il peut y avoir là des gens qui ne participent pas au jeu, mais si les joueurs commencent par attirer leur attention vers l’exécution, en essayant de leur plaire, de les provoquer, ou d’attirer leur attention de n’importe quelle autre manière, alors la concentration sur l’activité centrale de jouer est perdue, la musique est comme sur-écoutée.

Dans la mesure où les joueurs sont profondément attirés par cette spontanéité, ils ne seront pas atteints par le rejet culturel de ce qu’ils font comme musique, et qui se réfère aux produits du jeu. Même si toute musique est jouée à un moment ou un autre, tout ce qui se joue n’est pas conçu pour en être une : la notion de musique inclut toujours une évaluation par rapport à un standard culturel. L’improvisation libre est un jeu qui vaut pour celui qui joue, que son résultat soit considéré ou pas comme de la musique. Elle reçoit sa valeur dans le moment du jeu.

On ne joue pas en se référant à des règles, on ne fabrique pas non plus de règles au fur et à mesure du jeu. Si personne n’est lié de manière continue pendant le temps du jeu il n’y a pas de règles. On pourrait être tenté de dire que si un participant joue continûment trop fort, trop densément, ou sur-joue, il viole une règle. Mais on peut aussi se représenter cet évènement comme une nouvelle situation destinée à nous surprendre, un stimulus même. On peut au moins en débattre, choisir pour un temps de ne pas jouer avec cette personne, mais il se peut que dans un autre contexte un jeu comme le sien soit parfait. L’esthétique n’a rien à faire ici. Nous pourrions souhaiter que l’autre fasse quelque chose de différent, mais nous avons choisi de n’exercer aucune force, nous voulons que chacun soit libre de faire ce qu’il ou elle veut, de manière à ce que nous même le soyons.

On pourrait considérer comme une règle la suspension du jugement, et penser que l’acte mental de la suspension influe sur le jeu. Mais c’est plus une aide qu’une règle, et de plus on ne peut pas l’imposer. Les gens disent quelquefois que l’écoute sans jugement est la seule règle ; mais personne ne peut la définir, et une véritable règle devrait avoir un sens clair pour tous les joueurs dans toutes les circonstances. Il existe pourtant une intention globale qui guide le jeu : faire ce que permet la liberté du jeu, être ouvert à toutes les possibilités, éviter de créer des règles spécifiquement pour le jeu.

Faute de normes musicales ou liées au marché, personne ne peut être exclu du jeu en liberté. Si il se passe quelque chose alors n’importe qui y est invité. Personne n’est exclu sauf ceux qui n’ont pas l’intention de jouer librement et insistent pour importer des règles externes, des limites qui ne sont pas apportées au cours du jeu. Seule l’absence de règles peut être reconnue comme une règle solide capable de définir le jeu ; c’est pourquoi l’improvisation libre est appelée plus adéquatement « musique non idiomatique ». Si quelqu’un joue dans un idiome musical défini, musique classique ou jazz par exemple, aussi bien qu’il le fasse, il rendra difficile aux joueurs en liberté de poursuivre, parce que sera entré quelqu’un dont le jeu vient d’autre chose que du moment. Le jeu en liberté recherche une atmosphère qui encourage à continuer. Un idiome défini interfère dans le jeu comme le ferait le bruit régulier d’un moteur : on ne peut pas jouer avec ce son là, alors que les sons changeants d’une ambiance entrent en rapport avec ce que font les joueurs.

Un autre sorte de bruit provient des personnalités musicales, de joueurs qui ne parviennent pas à laisser à la porte un style qu’ils ont développé en solo. Autre moment où les capacités musicales et même la réussite la plus reconnue peut s’éprouver comme négative. Comme un soliste dans un chœur, dont on distingue clairement la voix, alors que l’anonymat et le mélange avec les autres sont recherchés.

Finalement, le jeu en liberté ne peut pas être déterminé par une esthétique, comme le sont les divers genres et sous genres musicaux. Une esthétique est une règle indispensable à la mise sur le marché de musiques à destination d’auditoires consommateurs. Elle détermine à l’avance ce qui est valide et ce qui ne l’est pas. Elle peut se dupliquer de musiciens à musiciens et leur permet, une fois les règles adoptées, d’étendre leur vocabulaire. Dans l’esthétique du jazz, comme dans celle qui, actuellement, privilégie un minimalisme des sons tranquilles, il y a certainement de la place pour des éléments significatifs de spontanéité. Mais le véritable jeu en liberté n’a ni dedans ni dehors, personne ne joue « hors des cadres » quand le moindre cadre est détruit à peine pointe-t-il le bout du nez.

Ces aspects de l’improvisation en liberté la rendent très attractive pour beaucoup : abandon des rôles, évasion hors des règles, acceptation de tous ceux qui choisissent de jouer, défi à la musique-produit et concentration sur le moment présent. Ils conviennent également à une culture qui se représente comme valorisant la liberté. Après tout, le jeu en liberté est né dans sa forme moderne pendant les années soixante, une période où on accordait davantage de valeur à la liberté et à la spontanéité qu’aux règles et aux fonctions sociales. Beaucoup de gens pensaient ainsi et il était difficile de ne pas croire que les choses allaient dans cette direction. Mais dans une époque comme celle que nous vivons, cet vision est considérée avec cynisme ou nostalgie, comme une chose devenue impossible. Il est maintenant commun de penser que tout le monde est tenu par les rôles sociaux exigibles qui définissent le seul jeu qu’on puisse jouer. La liberté de la période précédente passe aisément pour trompeuse, fautive et naïve.

Naïve, elle l’est évidemment cette liberté, mais pas à cause du marché ou de misérables règles sociales. Si elle est naïve, c’est parce que la liberté a besoin d’une profonde conscience de soi-même et d’un questionnement qui permette de passer au delà de la surface des apparences. En y regardant de près nous voyons que nous ne sommes pas aussi libres que nous aimerions le penser. L’amour du jeu et de la liberté ne sont qu’un aspect de l’histoire, une moitié de la réalité. Comme si l’optimisme de la formule « L’homme est né libre mais il est partout sous les chaînes » devait s’adapter au pessimisme de « J’ai reconnu l’ennemi, et il est ici, c’est nous ». C’est dire que l’absence de règles ne nous protège nullement de nos propres questions sur ce que nous devrions faire. L’absence de jugements musicaux libère aussi le jeu de nos doutes sur la validité de chaque son que nous émettons, sur la manière dont nous nous mettons en relation avec les autres par le canal du son. Ces questions se posent en cours de jeu et ne sont résolues par aucun rôle, aucun contexte social, et pas davantage par des normes musicales extérieures. Nous nous faisons face dans une pièce et c’est tout, même si nous transportons cette pièce sur une scène. Nous sommes dépouillés du système d’estime de soi qui habituellement nous soutient sans que nous en soyons conscients en nous soufflant que nous faisons du bon boulot. Si le jeu en liberté dissout la définition de la bonne musique alors c’est notre attachement à la capacité de faire de la bonne musique qui se met en travers du chemin. Quand tout le monde est pareillement engagé, il ne nous reste personne à impressionner, nous-même moins que personne.

Si tout l’effort consiste à garder à l‘extérieur les formes, les idiomes et les esthétiques musicales pour éviter leur domination, alors les joueurs sont constamment en train d’essayer de dépasser les formes musicales qui les ont inspirés et qui les inspirent encore. Le violoniste de tradition classique ou le saxophoniste venu du jazz auront à travailler très dur pour se libérer de clichés qui sont comme des emblèmes des genres dont ils viennent. Si ils jouent des notes, ils prendront garde de n’évoquer aucune forme musicale par la suite des hauteurs, pas même pour lui faire violence. On travaille aussi à déconstruire les formes données par le son même de l’instrument, ce qui le rend identifiable. C’est la raison pour laquelle tant de joueurs en liberté utilisent des techniques étendues, indication encore de leur effort pour être extra-musical. Jouer du son plutôt que d’un instrument est plus facile à dire qu’à faire. La question n’est pas uniquement celle du son préféré aux notes, c’est celle du choix des sons, exactement comme en jazz c’est une question de notes, de détails harmoniques, etc…

Nous n’avons ni forme à reproduire ni contexte qui détermine ce qui est approprié, pas même simplement la direction dans laquelle vont les autres joueurs. L’écoute est plus un guide qu’une règle, une autre manière de dire la conscience du moment, la mise en résonance avec lui, la découverte de son pas, le fait d’aller où il va sur un chemin variable en permanence. On pourrait même dire que, comme joueurs, nous n’avons pas la liberté de ne pas aimer ce que nous entendons, de choisir que ce soit différent. Si nous le faisons, nous nous plaçons en dehors du cercle du jeu, comme le sont le critique et le public qui ont des opinions sur la musique en guise de participation directe. Ecouter est une question autre, plus importante que celle du jeu, il est plus difficile aussi de savoir comment y faire.

Le jeu en liberté a attiré des gens en partie parce qu’ils sont, nous sommes, tenus par des règles sociales externes qui voudraient nous définir, nous ordonner d’une façon particulière, et que nous désirons être responsables de nous mêmes. C’est en relation avec la paix, la fin des conflits et des limites, comme si les murs des règles bidons autour de nous devaient s’effondrer d’elles-mêmes à la première occasion. Mais l’improvisation en liberté n’a pas cette puissance ; après l’enthousiasme initial, on commence à réaliser que la liberté comporte en elle la nécessité d’une conscience plus forte encore de « comment nous nous sommes donnés des bornes à nous mêmes ». C’est un travail difficile et dur, que choisissent d’accomplir ceux qui aiment se prendre à des conflits qui ne trouvent jamais de résolution définitive. Il n’est pas surprenant que très peu choisissent de le faire, peu qui trouvent possible ou même concevable de jouer sans connaître les règles.

On trouve pourtant là un encouragement à être simultanément comme des enfants qui jouent et comme des adultes conscients d’eux-mêmes au point de se sentir parfois défaits. S’engager dans ce processus c’est apprendre à équilibrer le jeu avec l’insécurité qui lui est inhérente, car il n’y a rien que nous puissions faire pour nous procurer la récompense promise par les rôles sociaux, il n’y a pas de Maître Joueur. Le jeu réel sera toujours à une énorme distance des entrepreneurs du marché, fiers de présenter des choses achevées. Il existe un autre ordre de récompense pour les joueurs : le plaisir de jouer en liaison avec le son et de partager sa nature plutôt que de fonctionner comme des ingénieurs qui, le créant, le contrôlant et le produisant comme de la musique, se rendent étrangers à lui. Nous approchons le silence de la nature, nous nous demandons si entrer dans le silence ne nous emmènerait pas plus loin qu’articuler un nouveau son. Nous faisons face à une sorte de vide, et sans cela, sans la force de l’explorer et de nous développer au travers de lui, nous n’abordons pas les possibilités réelles du jeu.


Ce texte a été inspiré par James P. Carse Finite and infinite games. Il représente une évolution à partir de deux essais que j’ai écrits en 1988, Theatre of the moment et Against improvisation, sortis sous la forme d’une seule brochure.
Theatre of the moment est disponible ici.

Le livre de Carse est édité en France aux éditions du Seuil sous le titre « Jeux finis, jeux infinis – Le pari métaphysique du joueur » (1988).


Jack Wright

---traduction Noël Tachet, edité par Improjazz, Jan-Feb. 2004

 		

 

          





Autres textes

1986--- La libre improvisation est, dans l'idée qu'elle se fait d'elle même, la seule musique qui ne soit pas tragique, qui ne recherche pas une fin, qui ne se donne pas pour but sa perfection, une musique sans redite ni correction. Elle se trouve au centre de la musique parce qu'elle est une absence sans assurance entre passé et futur, le vide du choix. Cela met l'humain le plus immédiat au centre et c'est terrifiant. Ce n'est ni parfait ni volontairement imparfait parce que ces deux positions se centrent sur l'idée de modèle.[…] La libre improvisation…déclare que seule existe l'élaboration, commencement et fin dans un même mouvement, c'est ce qui arrive effectivement, une activité qui ne proclame même pas sa nudité. Rien n'est plus ambiguë, rien ne résiste davantage à prendre une consistence.

---Jusqu'à un certain point, l'improvisation est considérée comme un art (grand parapluie du sans-domicile-spirituel, pour certains), son sort est lié aux conclusions que tire la critique à son propos. Pour être accepté il faut passer par le chas de l'aiguille ; tout doit être compris et trouver sa place dans les figures du donné pour devenir audible ou visible. Dans le monde de la critique d'art, les choses sont jugées de manière pseudo-historique, dans une succession hégelienne de triomphes, chacun transcendant le précédent. Dans cette représentation, la libre improvisation apparaît à la fin des années quatre-vingt comme un anachronisme, une île de liberté antérieure semblant ne pouvoir trouver ses fans, reliée au continent dévasté de la culture peuplé de quelques naufragés fidéles.
1986

Notes de pochette de Thaw, revues en 2001

Le processus du choix, attentif et plein de soin, fait partie de l'improvisation, mais pas comme un moyen visant à une fin. Puisque le choix peut se diriger dans quelque direction que ce soit hors du connu, cette musique tend vers une écoute  démesurée, oreilles grandes ouvertes. Comme on ne s'identifie pas avec son propre son, qu'on ne le défend pas, on se trouve en fait écouter sa propre musique avec intérêt et surprise, et y réagir comme à celle des autres.

L'improvisation libre ouvre la porte à la dissolution, à l'immersion à la fois dans le son et le silence. On entend sans cesse une voix joueuse par derrière qui dit "Et pourquoi pas ça, plutôt ?". Dans un processus de composition,  une telle auto-critique détruirait la musique avant l'apparition du moindre son. Mais l'amour du jeu est plus fort ; jouer pour le simple plaisir de jouer n'est nulle part plus fort que dans l'improvisation libre. C'est ce qui guide cette musique, son énergie, et non pas le goût de l'accomplissement ou la création d'un produit qui corresponde aux normes. Tous les produits sont insatisfaisants, au moins retrospectivement, c'est à dire à peu près tout de suite. Le jeu fait revivre. A la fin, pour ne pas se perdre dans le ressentiment, la critique, ou l'espoir d'une reconnaissance sociale, on revient au point de départ, à l'acte de jouer lui-même. On y trouve l'acceptation fondamentale de ce qu'on est, un humour ironique, une conscience de la vulnérabilité de la musique et de nos efforts ridicules pour créer quelque chose de solide en dépit de notre engagement dans l'ouverture. Si nous le faisions seuls ou par unités orchestrales, à l'image de l'art occidental et de la musique populaire, cette vulnérabilité serait insupportable. Mais cette musique est faite de la communauté des gens qui la jouent, elle  s'est continûment apprise à elle-même à être consciente, à grandir, à supporter les déceptions et ignorer le mépris du public rencontré par toutes les communautés artistique conscientes d'elles-mêmes. Finalement, la seule évidence c'est l'autre. Il n'y a rien là de triste ou qui fasse s'apitoyer sur soi-même.

Cette musique refléte notre déception devant la manière qu'ont les autres musiques occidentales modernes d'organiser la nature au travers des sons. Nous avons une manière différente de traiter ce qu'on appelle le chaos ; ce n'est pas notre ennemi, pas même une chose qu'on doive façonner en  objets humains auto-validés. Nous sommes "en jeu" avec le son. Et comme notre point de vue est en dissidence avec les présupposés habituels, l'improvisation libre ne peut pas espérer voir ses pratiquants faire leur chemin dans ce qu'on appelle le monde musical des carrières et des conquêtes. […] Notre culture veut avant tout de la structure - donnez-nous quelque chose, un gage de structure, le nom du morceau  -  quelque chose pour rendre valide le musicien. Les improvisateurs reconnus en dehors de la communauté improvisatrice sont ceux qui jouent aussi de la musique structurée, je n'ai rien là contre, bien sûr, mais ça nous apprend des choses sur les préférences de notre culture. Nous n'avons pas de "meilleurs musiciens" à offrir, pas plus que de "meilleure musique". L'improvisation classique a déjà été consumée par la communauté actuelle des musiciens ; ce qui est nouveau se produit, prêt à l'écoute !


A propos de mes enregistrements, je voudrais dire que ma manière de jouer dépend en grande partie des gens avec qui je joue; il y a quelque chose du caméléon en moi, à un point ridicule parfois. Mais j'ai assez confiance en mes propres qualités  musicales pour ne pas craindre d'être influencé. On pourrait dire que, du point de vue de ma propre musique, je recherche ceux qui me forceront à jouer comme je ne sais pas encore que je peux jouer, ceux qui ouvrent de nouvelles portes dont je découvre ensuite qu'elles avaient toujours été là. Il me semble toujours que les autres ont davantage d'effet sur moi que moi sur eux mais j'ai peut-être tort. En trio je me retrouve toujours en position de médiateur entre les deux autres. Le CD Close fit me place entre deux musiciens très différents et qui ne font pas partie de la scène de l'improvisation : un batteur de soixante-deux ans qui a joué du jazz "standard" toute sa vie et un bassiste électrique excentrique d'une vingtaine d'années, plus familier du rock expérimental que de l'improvisation. Mais je ne penses pas que l'intérêt que je porte aux musiques non-occidentales trouve ici une réalisation.
Places to go a été enregistré à la même époque que mes collaborations avec Rainey et montre son influence. J'y entends la solitude, l'introversion, même si le premier morceau est plus extraverti puisqu'il est joué en public. Ces solos sont certainement plus en demi-teinte que d'autres que j'ai faits avant ou depuis, je voulais m'éloigner de mon jeu précédent, plus émotionnel.

On trouve dans mon enregistrement des traces de mon évolution, mais pas dans le sens où je suivrais un parcours unique comme on se représente souvent l'évolution artistique. En tant qu'occidentaux cultivés nous avons tendance à penser que nous allons d'une chose vers une autre parce que nous avons intégré un modèle hégelien de progression renforcé par la vision scientifique qui veut qu'on abandonne une théorie ancienne pour une autre qu'on suppose plus adéquate. Beaucoup d'artistes, bien sûr, pensent leur "œuvre" en ces termes : je suis un individu, pourvu d'une esthétique et j'ai abandonné mon ancienne synthèse pour une autre, plus avancée. J'ai pu donner cette impression dans l'entretien avec John Berndt quand j'ai parlé de différentes périodes dans mon jeu. Mais je pense que mon développement suit un schéma plus multiple et zigzaguant. Je ne renie rien de ce que j'ai fait, ça revient sous d'autres formes. Après tout j'ai été historien et je sais que le progrés linéaire n'existe pas ; si on peut lui donner une figure ce serait une spirale. J'ai certainement traversé des périodes d'intolérance de ce que j'avais joué avant, je ne pouvais plus l'écouter sans un sentiment qui allait jusqu'à la honte. Mais, invariablement, je tombe sur la même chose un peu plus tard et il se trouve que non seulement je l'apprécie mais ça m'influence comme si ça venait d'un autre musicien. Ce n'est pas pour dire : "Je suis quand même un sacré musicien !" mais dans le sens où je découvre mes propres dimensions musicales et aussi que j'avais certainement besoin de mettre de côté les choses quelques temps pour laisser la place libre à de nouveaux apprentissages. Le résultat a été une évolution par périodes, mais il me semble maintenant que je suis passé d'un état dans lequel j'avais une seule manière de jouer, à un autre état dans lequel j'en ai plusieurs qui interagissent entre elles.

Ma musique actuelle n'a pas plus de valeur que celle d'il y a vingt ans ou même que celle que je faisais, tout petit, avec une trompette jouet. Je vois ça comme un kaleidoscope. Et l'une des choses qui font tourner le kaleidoscope c'est le temps que nous vivons. Aujourd'hui, en suivant la guerre avec un sentiment d'horreur de ce que mon pays fait au monde, je suis projeté à nouveau au début des années soixante-dix, à l'époque de mon activité politique.  En écoutant mes enregistrements emplis de passion, d'intensité, je comprends d'où ils venaient et je les approuve. Et donc je deviens bien plus conscient du côté rageur de mon jeu, de l'urgence d'atteindre les gens, y compris avec dureté, j'abandonne l'embarras que j'éprouvais de montrer "trop d'émotion" dans mon jeu.  Qui, actuellement ne ressent pas de rage ? Et plus que ça, du désespoir, de l'apathie – la rage pourrait en fait rendre plus solide notre résistance à ce qui arrive, engendrer un désir de reprendre ce qu'on nous a volé. Ce faisant nous pourrions réintégrer notre petite écharde d'improvisation dans une culture plus large. C'est important de sentir maintenant la souffrance du monde, de la laisser nous toucher, de ne pas utiliser l'art comme une barrière pour créer une illusion de sécurité.







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